-Je ne sais pas, Emma, à vrai dire, j'ignore si tu es seulement capable de comprendre une miette de mon vide, comme tu dis, reprit-elle en relevant la tête et en plantant son regard dans les yeux de sa fille.
Elle ne voulait pas, elle ne voulait surtout pas en arriver là, à cette confrontation, à cette libération de paroles qu'elle avait soigneusement cachées jusque là ; elle voulait manger tranquillement avec sa famille et dire au revoir à son aînée et reprendre ses principes de reine.
Mais quelque chose venait de se lâcher, quelque chose venait de céder, et la remarque d'Emma venait de tout libérer en elle.
Elle avait souffert des années à cause d'elle, de son égoïsme, de son égocentrisme, et voilà qu'on l'accusait d'être vide, voilà qu'on l'insultait ? Rien n'était plus irrespectueux et, en tant que mère, en tant que femme blessée, en tant que souveraine d'Erisan, elle ne tolérait pas l'irrespect. C'était bien la seule chose sur laquelle il ne fallait pas intervenir.
-Ton père est tellement insensible qu'il a passé des années, je dis bien des années, à te retrouver, toi qui as refusé de pointer le bout de ton nez pendant tout ce temps, toi qui ne trouves rien à nous dire maintenant, toi qui agis comme s'il n'y avait jamais eu ce trou. Alors, dis-moi, Emma, qui es vide, vide d'intérêt, qui es insensible ?

Charline ne perçut que sommairement la main de Michaël ; elle comprit brièvement qu'il était de son côté, mais en cet instant, le monde entier aurait pu être contre elle, elle n'aurait rien lâché ; bien au contraire, et elle reprit avec des joues rougies par la colère :
-Et bien rien ne te retient parmi nous, à cette table, Emma, non, rien ne te retient ; repars donc, toi, pauvre victime de deux parents incompréhensifs ! Je reconnais nos erreurs envers ton éducation, je reconnais notre absence, mais je croyais d'avoir au moins inculqué le respect ; tu as le droit d'être en colère, mais enfin, étais-tu là toutes ces années de silence ? Étais-tu là quand je passais mes nuits à prier que tu sois en bonne santé, voire vivante, étais-tu là quand ton père passait ses journées à s'informer auprès de ceux qui disaient t'avoir vue ? Tu as le droit d'être en colère, mais enfin, ce n'est plus de la colère, c'est de l'égocentrisme, c'est de la stupidité, c'est de la folie. Et enfin, j'aime mieux ne pas t'avoir appris à t'exprimer, parce que si les mots que tu oses me sortir et dont je m'ahuris provenaient de moi, mon dieu, quelle honte, oui, j'aurais eu honte de moi, mais maintenant que je m'aperçois combien tu es cruelle, combien tu es centrée sur tes propres problèmes sans jamais songer à ceux que tu crées pour les autres, non, je suis même contente que tu sois partie, ça m'aurait évité un deuxième monstre comme tu le dis si bien !
Elle s'était levée et avait posé ses poings sur la table, les yeux rivés vers cette enfant qu'elle avait tant regrettée, cette enfant qui désormais lui crachait à la figure ; ce qui était légitime, et ce qui aurait été juste si au moins elle avait daigné leur expliquer tout cela sans insulte, sans tant d'années d'absence. Et maintenant, sa tristesse accumulée se libérait en une véritable ire.

Charline la regarda se lever et quitter la table. Elle eut un rictus incontrôlé. L'histoire se plaisait à tourner comme un cycle éternel.
-Tu ne mérites pas non plus qu'on te retienne, de toute façon, fuir, c'est ta méthode préférée quand tu as des problèmes, non ? Je suis peut-être vide, mais je n'abandonne pas de la sorte, remarqua-t-elle comme dernière sentence.
Elle avait conscience qu'Emma risquait de franchir le pas de la porte et qu'il s'agirait là de la dernière image qu'elle aurait d'elle ; elle avait également conscience que ce n'étaient pas nécessairement les mots justes qui l'empêcheraient de s'en aller.
Mais c'étaient les mots sincères et c'était une remarque acide, d'une acidité fermentée toutes ces années et jamais crachée. De toute évidence, sa fille n'était pas plus sa fille qu'elle l'avait été ces années de fugue ; ce n'était qu'une égoïste et une lâche et, dans un sens, elle se sentit déstabilisée, car si elle avait toujours cru que Sophie, dans son arrogance et dans son hypocrisie était un monstre, elle s'apercevait que l'enfant tant pleuré ne valait pas nécessairement mieux, et qu'elle s'était tout ce temps consolée d'une image faussée et de retrouvailles idéalisées.
Il était grand temps qu'elle change les choses à cette triste vie qu'elle avait menée.

Charline, qui s'était rassise, avait les mains posées à plat sur ses genoux couverts par sa longue robe pourpre. Elle regardait Jules d'un air souriant mais fantomatique, au point que l'enfant faisait mine de ne pas se soucier des yeux bleus qui le fixaient.
-Bien au contraire, Michaël, c'est exactement comme ça que ça devait se passer.
Elle sortit de sa contemplation et posa son regard sur son mari avant de se lever avec une grâce naturelle.
-J'ai pris conscience que je ne devais plus vivre dans le passé. Alors, allons de l'avant.
Elle posa un bras sur le sien, comme pour lui faire comprendre qu'il n'avait pas à s'inquiéter ni d'Emma ni d'elle, que de toute façon les choses avaient eu lieu et que cela s'arrêtait là.
-Et si nous déjeunions ? Jules semble mourir de faim.

(No problem ;))

-Mais enfin, qu'elle revienne ou pas, qu'est-ce que ça changera ? Elle a été absente des années durant, je ne vois pas ce qu'un autre retour changerait à nos vies, on a déjà été habitué à son inexistence, conclut Charline en levant un regard aimable au serveur surpris de servir le couple royal.
Elle commanda pour la famille, la famille restante à tous ces troubles, puis prit la main de Michaël.
-Crois-moi, chéri, tu te feras à sa disparition, tout comme j'ai su vivre avec.
Elle était bien plus légère, comme si tout le poids de ces derniers mois, de ces derniers instants de malêtre et d'incompréhension venaient enfin de se ôter de ses lourdes épaules.

-Volontiers, comme ça Jules pourra profiter encore un peu du bon air.
Les jours étaient beaux en ce moment mais il paraîtrait qu'une mauvaise tempête approchait. C'étaient ce que disaient les vieux de l'île, connaissant par coeur le sens des nuages lorsqu'ils survolaient la cité. Ou alors le disaient-ils pour couvrir le bruit du peuple qui se plaignait toujours plus ; mais cela, selon Michaël, n'était que fabulation.
Charline mangea avec appétit, tandis que Sophie ne toucha à aucun plat présenté sur l'élégante table du palais.
Elle voulait rentrer dans cette maudite robe de soie qu'elle allait vêtir aux matchs ; c'était un lieu de brutes et sa présence se devait d'être élégante en contraste à ce peuple de gueux. Après tout, elle était de sang royal, et telle était sa pensée alors qu'elle quittait la demeure pour se promener dans les jardins, profitant des rayons de soleil pour nourrir son teint.

(une éventuelle rencontre entre les deux sœurs ou on passe ?)

(Oh ouiii)

Sophie s'installa finalement sur un banc, non loin d'une grande fontaine de marbre qu'avait fait construire son père pour ses dix ans, alors qu'elle s'était plainte quelques semaines auparavant de la sécheresse du jardin et de sa soif impossible à assouvir lorsqu'elle y jouait. Elle sourit à ce souvenir ; elle avait toujours eu cette influence sur les gens, ce pouvoir de leur faire exécuter ses moindres petits caprices à l'aide d'un sourire soigneusement travaillé depuis des années. C'était d'ailleurs avec ce sourire qu'elle avait obtenu de la couturière ce modèle unique, en soie pure, en moins de quatre jours ; enfin, c'était grâce à ce sourire mais surtout grâce à quelques menaces inquiétantes.
Elle se prélassait les yeux fermés, les cheveux ramenés en un chignon travaillé sur son crâne, faisant briller sa chevelure flamboyante. Quel dommage que Seth ait dû s'absenter pour la journée, elle aurait volontiers parler de la prochaine robe qu'elle allait acquérir avec lui.
Puis une servante accourut et vint rompre son instant de quiétude.
-Mademoiselle, Mademoiselle, les jardiniers affirment avoir vu passer...
Elle blêmit.
-Et bien ? Un fantôme, peut-être ? ironisa Sophie.
-Presque... Ils pensent avoir vu... Mademoiselle Emma.
Sophie se glaça.
-Impossible, allons.
Et pourtant, mimant un sourire de sécurité, elle se leva.
-Je vais voir ça moi-même et aller rassurer ces pauvres jardiniers. Le soleil leur aura sûrement tapé trop fort, les hallucinations sont fréquentes pour ces travailleurs.
Elle s'aventura près du massif portail d'entrée, près duquel trois homme s'activaient à tailler les haies.

Sophie se crispa.
Oui, c'était bien elle, Emma, sa soeur fragile, sa soeur abandonnée, sa soeur délaissée, sa soeur dont la disparition lui avait assuré une ascension en flèche dans le monde mondain d'Erisan. C'était grâce à sa disparition qu'on l'avait fiancée à Seth, c'était grâce à sa fuite qu'elle aurait accès au trône à la suite de son père. C'était grâce à sa fugue que sa mère était devenue fantôme et qu'elle avait champ libre pour se faire dorloter et enrichir par son père.
Mais voilà que cette lâche, que cette pauvre asthmatique sans défense affichait son petit minois qui ressemblait malheureusement au sien (en moins soigné cependant) derrière les splendides fers forgés du portail.
Quelle ironie. Maintenant que Sophie accédait peu à peu au summum de la gloire, Emma était de retour. Qu'elle ose songer ne serait-ce qu'à lui faire un centimètre d'ombre et sa condamnation serait prononcée.
-Emma, répéta-t-elle sur le même ton. Quelle surprise. Je te pensais morte.
Et c'était bien vrai, pour l'une des seules fois de sa vie, Sophie dit la vérité sans une part d'hypocrisie.

-La mode est au teint hâlé, répondit la jeune princesse sur le ton de la conversation, comme si elle s'adressait à une vieille amie avec qui elle avait l'habitude de partager conseils de beauté et autres fantaisies de la vie mondaine.
Mais il s'agissait de sa sœur qu'elle n'avait pas revu depuis de longues années (enfin, à son avis de courtes années, le temps passait vite et Emma ne lui avait jamais manqué mais selon les dires de leur mère les années étaient plus nombreuses que ce qu'il lui avait paru) et aussi chassa-t-elle ce sujet d'une main, comme on aurait chassé un insecte gênant.
-Oui, je ne sais pas quelles sont les mœurs chez toi (et elle prononça ces mots avec une intonation légèrement plus insistante pour marquer qu'elle avait été exclue de la demeure familiale à jamais et qu'elle n'avait pas à espérer un quelconque retour) mais ici, il est de coutume de féliciter la fiancée.
Et, comme elle jouait nerveusement avec sa bague ornée de diamants :
-Seth Bolton, sa famille est réputée sur l'île, peut-être en as-tu entendu parler ?
A nouveau elle rejeta cette pensée par une gestuelle soigneusement nonchalante.
-Mais non, tu n'en as pas entendu parler, je suppose que tu vies loin de notre monde désormais n'est-ce pas ?

Sophie avait d'abord regardé sa sœur avec surprise, étonnée qu'elle puisse autant s'inquiéter de son bonheur. Elle lui souhaitait un mariage d'amour, elle lui souhaitait son bonheur, alors même qu'elle l'avait toujours détestée.
Peut-être avait-elle changé. Elle ignorait ce qu'avait traversé Emma ces dernières années, mais il en avait vraiment fallu beaucoup pour que son aînée lui fasse un tel conseil dans le fond presque bienveillant.
Mais Sophie se fichait de l'amour. Elle ne connaissait même pas cette notion, de toute façon. Elle n'aimait ni Seth ni aucun autre homme ; elle n'en avait jamais aimé un seul ; et sa mère lui inspirait du dégoût et son père, elle le voyait seulement comme l'occasion rêvée d'accéder à une ascension sociale fulgurante.
Aussi finit-elle par éclater de rire.
-Mais, Emma, à quoi sert l'amour ? à quoi bon épouser un homme que j'aime s'il ne peut subvenir à mes ambitions ?
La jeune fiancée ferma son poing autour de l'une des barres forgées de portail et rapprocha son visage du portail, fixant sa sœur dans les yeux. Pendant un instant, elle aurait aimé ne pas répliquer aussi froidement et avec tant d'arrogance, sincèrement, après tout Emma venait de lui faire part d'un calme déconcertant ; mais quand on est héritière au trône d'Erisan, on ne cède jamais aux caprices des volontés cachées de l'âme.
Alors elle fit ce qu'elle savait faire de mieux ; être ironique.
-Il aura sûrement d'autres maîtresses comme papa en a eu ; il a peut-être déjà quelques bâtards comme maman a Jules ; mais il est beau, il est riche, il a du pouvoir, et c'est le seul objectif dont on dispose sur cette île, alors j'en profite.
Elle lâcha le portail et fit un pas en arrière, comme pour mieux jauger sa sœur.
-Mais que je suis impolie, tu veux peut-être faire un tour dans ton ancien chez toi ? Tu devrais voir le jardin des roses, papa a trouvé un nouveau jardinier, il y a fait des merveilles, reprit-elle sur le ton de la conversation.

Sophie la regarda longuement d'un air qui s'intensifiait peu à peu ; car chaque seconde passée à observer sa sœur renforça son air de mépris qu'elle avait pourtant contenu jusqu'alors.
-Tu es partie pendant plus de dix ans et tu oses affirmer des choses que tu ignores !
Elle fit un signe au jardinier qui s'empressa de lui ouvrir le portail qu'elle traversa d'un pas furieux. Maintenant que la belle forgerie fine ne la séparait plus d'Emma, elle s'apercevait combien elle avait changé ; elle n'était plus fragile, mais elle n'était pas non plus cette voleuse de trône qu'elle s'était figurée. Elle était simplement un fantôme qui essayait de comprendre un monde qui lui était désormais étranger.
-Maman n'est vide qu'avec nous, parce qu'en partant tu l'as profondément dégoûtée de notre famille ; quant à papa, il est bien trop respectable pour être sujet à des délires d'assassinat. Il a passé une décennie entière à ta recherche ! Et si je me dis égoïste, et si on me donne la réputation d'être une arrogante sans cœur, ce que je suis, je me demande ce qu'il en est de toi, qui crache sur tes parents que tu as détruits. Je suis d'autant plus ravie que tu sois partie ; tu m'as cédé le trône, tu m'as cédé l'honneur que tu as perdu, tu m'as permis d'avoir une vie bien plus digne que ta misérable existence dont personne ne se préoccupe !
Elle garda le silence, le temps de laisser sa colère retomber, avant de reprendre d'un ton beaucoup plus condescendant :
-Quant à ton ami je te souhaite de rapidement le retrouver, histoire que tes pieds sales de honte quittent au plus vite ce noble sol.

Dernière modification par kataraestelle (2016-04-19 21:03:55)

-Dans ce cas qu'on me coupe la tête, rétorqua Sophie en levant le menton, au moins j'existerais aux yeux de l'histoire, loin de la bassesse de ton existence qui te portera à l'ignorance. N'oublie pas le bâtard avec toi, ça nous fera une mauvaise réputation de moins pour l'avenir.
Elle repassa le portail et sans qu'elle eût besoin de lever le petit doigt le jardinier qui avait assisté à leur échange clôtura le portail promptement. Il attendit un instant, pensant que Sophie allait ajouter quelque chose, quand il comprit qu'elle s'éloignait définitivement d'Emma, dont il se souvenait ; après tout, cela faisait plus de vingt ans qu'il travaillait pour cette famille, il avait assisté aux premiers pas des deux petites filles, puis à ceux de Jules ; il avait souri lors de la première chute d'Emma et des premiers pleurs de Sophie, dans ce jardin pour lequel il avait conservé une certaine affection. Ce jardin, c'était la travail de toute une vie.
Alors, même s'il détestait cette famille égoïste qui dans le fond ne lui donnait pas un salaire tout à fait correct, il n'avait pu s'empêcher de tisser un certain lien avec ces lieux ; notamment avec l'histoire qu'elle renfermait, la fuite d'Emma qu'il revoyait dorénavant devant elle. Elle avait bien changé, ça, il pouvait encore l'affirmer malgré sa mémoire parfois défaillante.
Aussi, pris d'un instant de nostalgie et de bienveillance, se tourna-t-il vers la Pirate avec un sourire gêné.
-Madame, je l'ai vu votre gars, il est parti vers l'Est, il avait l'air pressé, en tout cas.

(Et maintenant ? )